La solidarité habitationnelle : accueillir les personnes âgées pour mieux les prendre en charge

Submitted by RedacteurenChef on Mon 15/09/2025 - 20:18

SANOU Maïmouna

Institut des Sciences des Sociétés (INSS)/Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST)

Auteur correspondant : SANOU Maïmouna, smmarieh@yahoo.fr 

Au Burkina Faso, faute de système public d’aide aux personnes âgées, les familles développent des formes de solidarité, comme la solidarité habitationnelle, qui consiste à accueillir un parent âgé chez un enfant ou un proche pour mieux l’assister. Une étude menée à Bobo-Dioulasso auprès de 32 familles montre que cette pratique peut être temporaire, par exemple pour faciliter des soins médicaux, ou durable en cas de dépendance. Essentielle pour la prise en charge, elle concerne surtout les femmes âgées, plus vulnérables, et peut entraîner pour les personnes accueillies une perte d’autonomie et de liens sociaux. Ce document de vulgarisation est tiré de l’article scientifique : « Dynamiques familiales et stratégies matrimoniales face à la prise en charge de personnes âgées en fin de vie au Burkina Faso » publié dans la revue DJIBOUL, 2025, 009(3), 306 – 323, ISSN-2789-0031. 

Introduction 

Au Burkina Faso, les personnes âgées occupent une place centrale dans les familles. Elles sont souvent chefs de ménage et soutiennent parfois financièrement leurs propres enfants adultes en situation de précarité (C. Roth, 2007M. Sanou, 2023). Cependant, cette image de respect et d'autorité cache une réalité plus complexe et parfois précaire. En effet, sans système de protection sociale efficace, la prise en charge des personnes âgées repose presque exclusivement sur la solidarité familiale (M. Sanou, 2025). Cette « solidarité traditionnelle » s’exprime par des échanges, de l'entraide et des responsabilités mutuelles au sein de la parenté. Elle repose sur un sentiment d'appartenance commune et sur le devoir de réciprocité entre génération. Cependant, lorsque la dépendance devient extrême – comme c’est souvent le cas en fin de vie – la personne âgée se retrouve totalement tributaire des soutiens offerts par son entourage immédiat. Or, ce modèle est aujourd’hui fragilisé par les transformations économiques et sociales. L’urbanisation rapide, le chômage des jeunes et l’évolution des modes de vie viennent bousculer les équilibres familiaux et interrogent l’avenir de ces formes de solidarité intergénérationnelle.

Dans ce contexte, la solidarité habitationnelle apparaît comme une stratégie centrale : vivre avec ou à proximité d’un proche devient un moyen privilégié pour organiser la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Cet article, fondé sur une étude socio-anthropologique menée à Bobo-Dioulasso, propose d’explorer cette réalité. À partir de récits recueillis auprès de familles ayant accompagné leurs proches en fin de vie, nous analyserons les formes concrètes de cette solidarité, ses acteurs, ses enjeux, mais aussi les disparités de genre et les défis qu’elle soulève.

1. Méthodologie

L'étude a été menée dans un contexte urbain spécifique, à Bobo-Dioulasso, où les modes de vie et les structures familiales connaissent des évolutions. Les familles ont été rencontrées après le décès de leurs proches âgés, ce qui a permis de recueillir des récits rétrospectifs sur les parcours d'accompagnement. Les cas ont été identifiés à partir de la morgue et des dossiers médicaux du Centre Hospitalier Universitaire Sourô Sanou (CHUSS), incluant ainsi des décès survenus à l'hôpital ou à domicile. Au total, 32 trajectoires de fin de vie de personnes âgées de 60 ans et plus ont été analysées, documentées par 104 entretiens individuels approfondis avec des proches aidants (majoritairement des conjoints, enfants ou belles-filles), des personnes âgées elles-mêmes, et d'autres professionnels. L'échantillon des personnes âgées décédées était composé de 15 femmes et 17 hommes, âgés de 62 à 100 ans, la plupart ayant une descendance nombreuse. Le profil socio-économique révélait une grande vulnérabilité, la majorité (23 sur 32) travaillant dans le secteur informel et seulement quatre bénéficiant d'une pension de retraite. Cette précarité souligne l'importance vitale des soutiens familiaux. L'enquête a été menée dans le respect des standards éthiques, garantissant l'anonymat et le consentement des participants.

2. Résultats
2.1. La solidarité habitationnelle : l'accueil de la personne âgée au sein du réseau familial

Parmi les diverses stratégies résidentielles déployées par les familles pour faire face à la dépendance des personnes âgées, la solidarité habitationnelle se distingue clairement. Tandis que la cohabitation intergénérationnelle correspond à une "non-décohabitation" (les enfants n'ont jamais quitté le foyer parental), et la recohabitation désigne le retour d'un enfant au domicile de ses parents pour prodiguer des soins, la solidarité habitationnelle est définie comme "l’accueil d’une personne âgée au sein du domicile d’un membre de son réseau familial, le plus souvent de l’un des fils". L'objectif de cette démarche est d'offrir au parent un environnement propice à une meilleure prise en charge médicale ou de meilleures conditions de vie. Elle peut être mise en place de manière temporaire ou définitive, en fonction des besoins et des circonstances spécifiques de la personne âgée.

2.1.1. L’accueil temporaire : une réponse aux problèmes de santé

La forme temporaire répond principalement aux problèmes de santé. Elle concerne les personnes âgées qui résident dans les provinces ou les zones rurales du pays, où l'offre de soins est souvent limitée ou de qualité insuffisante. Dans ces situations, les enfants, généralement ceux installés dans les grandes villes comme Bobo-Dioulasso, accueillent leurs parents pour leur permettre d’avoir accès à de meilleurs traitements, souvent sur décision médicale de référencement vers des structures hospitalières comme le CHUSS. Cette solution concerne autant les hommes que chez les femmes âgées, surtout ceux issus de milieux défavorisés. Toutefois, l'étude révèle que les hommes âgés sont plus fréquemment concernés. Par exemple, sur les 17 décès recensés au CHUSS, cinq hommes venus du milieu rural avaient été hébergés par l'un de leurs fils.

La décision d'emménager peut venir de la personne âgée elle-même ou de l'enfant qui l'héberge, mais elle est le plus souvent collective. La personne la plus influente au sein de la famille exerce alors une forte pression pour que le parent accepte ce changement de résidence. Contrairement à ce que d'autres recherches suggèrent (N. Sawadogo et al., 2019), cette étude montre que dans la plupart des cas, les personnes âgées ont été contraintes par leurs enfants d'accepter ce déménagement. Ce détail révèle une dynamique de pouvoir au sein de la famille, où les besoins et l'autonomie de la personne âgée peuvent parfois être subordonnés aux impératifs perçus par les enfants.

2.1.2. L’accueil définitif pour gérer la dépendance et la solitude

Lorsque la solidarité habitationnelle s'établit de manière définitive, elle devient un mode de gestion de la grande dépendance. Elle concerne particulièrement les femmes âgées sans ressources et souvent seules après le décès de leur mari. L'objectif est d'offrir à la personne âgée une nouvelle configuration familiale capable de lui garantir une assistance constante jusqu'à ses derniers jours. La décision, bien que présentée comme consensuelle, est souvent prise par la personne qui héberge– généralement un fils. Sans enfants ou si ces derniers sont trop jeunes ou sans moyens financiers suffisants, un frère peut également assumer ce rôle.

L'étude a documenté six cas de femmes âgées dans cette situation. L’histoire de Bintou, rapporté par sa fille, illustratif de cette dynamique : « Quand notre papa est décédé, le grand frère de notre mère est allé la chercher en Côte d’Ivoire pour l’amener chez lui. Mais lui aussi, il est tombé malade et il est décédé, donc ses enfants ont décidé de la garder auprès d’eux. Comme nous, aussi à notre niveau, nous n’avons pas de grand frère, notre maman n’a pas un grand fils qui pouvait l’héberger, on ne pouvait rien faire. On ne pouvait pas aller se mettre au-devant des choses comme ça » (Fille de Bintou, 42 ans, veuve). Ce témoignage révèle plusieurs aspects cruciaux : l'importance de la famille élargie quand le soutien direct manque ; l'absence d'un "grand fils" capable d'héberger la mère, soulignant les inégalités de genre dans la famille ; et le sentiment d'impuissance des enfants directs.

Une fois intégrée dans cette nouvelle famille, la prise en charge de la personne âge revient entièrement à la famille d’accueil. Cela limite l'implication de ses enfants dans les soins quotidiens. La fille de Bintou exprime ce sentiment de dépossession : « On échangeait beaucoup la maman et moi. Elle me donnait des conseils et quand elle avait aussi des choses à dire, elle m’en parlait. […]. Elle a dit que c’est vrai que c’est nous qu’elle a mise au monde que, mais que tout ce que les enfants de son frère vont décider de faire d’elle, de ne pas intervenir. De les laisser faire ce qu’ils veulent faire d’elle parce que moi-même je vois comment les choses se passent. Donc même quand elle était malade hospitalisée, je partais la voir et restais avec eux, je ne pouvais que les observer parce que la maman leur appartenait » (Fille de Bintou, 42 ans, veuve). Ces propos révèlent comment la filiation directe se dilue. Malgré le lien d'engendrement, la mère semble désormais "appartenir" à la famille d'accueil, reléguant ses propres enfants au rôle d'observateurs.

2.2. Conséquences et enjeux de la solidarité habitationnelle

Si la solidarité habitationnelle offre un soutien vital en l'absence d’alternatives, elle soulève des questions importantes sur l'autonomie et la qualité de vie des personnes âgées, et peut engendrer des tensions familiales, parfois silencieuses.

Des inégalités de genre

L'étude révèle des différences marquées selon le genre. Si les hommes âgés bénéficient souvent de situations familiales plus stables (cohabitation avec des fils ou soutien d'une épouse), les femmes âgées nécessitent plus fréquemment des ajustements comme la solidarité habitationnelle. Les femmes âgées sont en effet plus exposées à la vulnérabilité. Elles sont plus souvent veuves (une seule femme sur 15 dans l'échantillon était mariée au moment de son décès, contre 17 hommes sur 17). Leur faible niveau d'instruction et le manque de ressources financières les rendent particulièrement fragiles. Cette vulnérabilité, parfois couplée aux risques de maltraitance ou même d'accusations de sorcellerie dans certaines régions, les rend moins capables de résister à la pression familiale lors d’un changement de domicile.

Perte d'autonomie et isolement

L'intégration dans un nouveau foyer, bien que motivée par le besoin d'aide, peut avoir des effets négatifs. La personne âgée risque de perdre sa liberté et de son intimité, contrainte de s'adapter à un nouveau mode de vie et aux règles de sa famille d'accueil. Pour ne pas être perçue comme ou comme un fardeau, elle peut modifier sa façon de vivre au risque de s'oublier.

Ce changement de résidence peut aussi l’éloigner de son réseau habituel de relations sociales. Cela peut entraîner une réduction de ses contacts et une perturbation de ses habitudes. Pour les personnes très âgées, recréer des liens en dehors de la famille immédiate est extrêmement difficile, ce qui peut les conduire à un véritable isolement social. C'est pourquoi les hommes âgés sont souvent réticents aux réaménagements, craignant de « mourir là où ils ne le souhaitent pas ».

La dilution des liens filiation directs

Comme le montre le témoignage de la fille de Bintou, cette solidarité peut profondément transformer profondément les relations avec les enfants directs. Une fois accueillie dans un nouveau foyer, la prise en charge relève principalement de la famille d'accueil. Cela peut priver les enfants directs de l'opportunité d'exprimer pleinement leur attachement et de participer activement aux soins de leur parent. Le fait que la mère soit perçue comme "appartenant" à la famille d'accueil révèle un sentiment de dépossession qui peut être difficile à vivre pour les enfants directs. Cette situation, bien que parfois inévitable, fragilise les liens traditionnels et peut engendrer des frustrations non exprimées.

Conclusion

Au Burkina Faso, les familles font preuve d'une solidarité remarquable pour prendre soin de leurs personnes âgées. Faute de maisons de retraite ou d'aides publiques, elles développent des solutions ingénieuses comme la "solidarité habitationnelle" : accueillir un parent âgé chez soi pour mieux s'en occuper. Cette entraide familiale fonctionne, mais elle a ses limites. Les personnes âgées peuvent perdre leur indépendance et se sentir isolées. Les femmes âgées, souvent veuves et sans ressources, sont plus vulnérables et subissent davantage ces changements imposés. Avec l'urbanisation et les difficultés économiques, ces solidarités traditionnelles sont de plus en plus fragiles. Il devient urgent de réfléchir à des solutions complémentaires qui associent familles, pouvoirs publics et communautés locales. L'enjeu sera de permettre aux personnes âgées de vieillir dans la dignité, tout en préservant les liens familiaux si précieux dans le contexte burkinabè. Car au-delà des défis, cette étude révèle surtout la force des liens intergénérationnels et la capacité d'adaptation des familles face aux épreuves de la vie.

Références

Roth Claudia, 2007, «Tu ne peux pas rejeter ton enfant!». Contrat entre les générations, sécurité sociale et vieillesse en milieu urbain burkinabè. Cahiers d'études africaines, 45(185), 93-116. 

Sanou Maïmouna, 2023, Configurations et reconfigurations familiales du care des personnes âgées dépendantes. Une socio-anthropologie des représentations et des pratiques de la fin de vie à Bobo-Dioulasso, Burkina Faso.  Thèse de doctorat, UCLouvain / Université Saint-Louis Bruxelles, Bruxelles.   

Sanou Maïmouna, 2025, Dynamiques familiales et stratégies matrimoniales face à la prise en charge de personnes âgées en fin de vie au Burkina Faso DJIBOUL, 009(3), 306 – 323. 

Sawadogo Nathalie, Randall, Sara, et Bazié, Fiacre, 2019, Mobilités familiales face à l’isolement des personnes âgées au Burkina Faso. In Muriel Sajoux, Enguerran Macia, Ousseynou Ka et Daniel Réguer (Eds.), Pour une introduction à l’étude des vieillissements en Afrique (Vol. 41 / n°158, pp. 99-112). Paris, France: Gérontologie et société.