Quand la compétence linguistique influence la participation communautaire

Submitted by RedacteurenChef on Wed 11/10/2023 - 14:06

Résumé

Cet article, tiré des résultats d’une recherche portant sur la gouvernance du système de santé du Burkina Faso, montre comment la faible maitrise de la langue française par les représentants des communautés limite leur implication dans la gestion des formations de sanitaires. Cet article de vulgarisation est tiré de l’article scientifique : Issa Sombié (2023) « Power Resources in Health District Governance in Burkina Faso» In African Journal of Social Sciences and Humanities Research, Volume 6, Issue 2, pp 31-43, ISSN: 2689-5129.

Introduction

Les textes qui régissent le fonctionnement du système de santé au Burkina Faso, accordent une place importante à l’implication des communautés dans la gestion des services de santé(Bonnet 1990; Nitièma, Ridde, et Girard 2003). C’est ainsi qu’il a été mis en place au niveau des centres de santé et de promotion sociale(CSPS), des comités de gestion composés des représentants élus des communautés. Avec les agents de santé, ils doivent cogérer la formation sanitaire. Après plusieurs années de pratiques, on constate que les représentants des communautés ont du mal à jouer pleinement leurs rôles. De nombreuses difficultés jalonnent l’implication réelle des communautés dans la gestion des formations sanitaires. On constate que les représentants des communautés font face à un problème de compétence linguistique. En effet, la langue de travail dans le système de santé reste le français. Or, il se trouve que la majorité des représentants des communautés ont un très faible niveau de scolarisation. Cette situation n’est pas sans conséquence sur leur efficacité comme le montrent les résultats d’une étude réalisée sur la question dans le district sanitaire de Tenkodogo.  

Méthodologie

Les données ont été collectées dans le district sanitaire de Tenkodogo et plus précisément dans les aires de santé de Santé de Soumagou et Cella au cours de la période de juin à décembre 2022. Environ une trentaine de personnes ont été interrogées notamment les membres des bureaux de CoGes(n=15) , les agents de santé( n=10) et des membres de l’équipe de gestion du district sanitaire(n=5). Les données ont été recueillies à travers des entretiens individuels. Tous les entretiens ont été enregistrés avant d’être transcrits, traités et analysés avec le logiciel NVIVO.

Résultats

La compétence linguistique constitue une ressource permettant à ses détenteurs d’avoir une influence sur les autres individus, surtout ceux qui n’en possèdent pas(Velloso, Ceci, et Alves 2012). Avoir accès à l’information et maitriser les canaux de sa diffusion offre des atouts majeurs aux individus dans leurs interactions avec les autres membres du groupe. La maitrise de la langue d’échange dans le champ social facilite ainsi l’accès aux informations mais aussi et surtout la communication avec les autres partenaires. Pour se faire comprendre et convaincre les autres, il est indispensable de savoir exprimer ses idées et les arguments. Toute organisation dispose de canaux de communication des informations et d’une langue qui permet aux acteurs de s’exprimer et de se comprendre(De Allegri et al. 2011; Segall 2003). La maitrise de la langue, il ne fait pas de doute, pourrait augmenter les capacités d’action, c’est-à-dire la possibilité d’échanges des individus dans un contexte donné(Lussier 2011).

Dans le contexte de gestion du district sanitaire, la langue la plus utilisée dans les échanges est le français. Tous les documents et les textes qui régissent le fonctionnement de cette organisation sont écrits en français. Toute la communication officielle se fait en utilisant la langue française. C’est ce qui fait que cette langue devient de facto un élément incontournable pour une réelle participation et implication des acteurs dans les activités de gestion et joue un rôle important dans l’équilibre des échanges. Elle reste une caractéristique de différenciation et d’accès à l’espace décisionnel.  Savoir manier la langue française ouvre la porte qui mène vers des savoirs indispensables aux acteurs dans le jeu des influences au sein du district.  Ceux qui disposent de meilleures connaissances sur les dispositifs officiels de fonctionnement et du district pourront profiter de cet avantage pour faire prévaloir leurs avis lors des négociations en vue de la prise de décision. L’information constitue en soi une ressource appréciable dans les interactions entre les acteurs du district. On sera en mesure de contester un avis si on dispose d’informations qui permettent de convaincre les auteurs acteurs.  Dans le contexte du système de santé du Burkina Faso, les informations sont disponibles uniquement dans la langue française. Ainsi, l’accès à ces informations est médiatisé par la capacité à utiliser cette langue.

La compétence linguistique est une ressource qui est constamment mobilisée dans les interactions à l’intérieur du district(Caperon, Saville, et Ahern 2022; Middlestadt et al. 2018; Tembo et al. 2021). D’abord au sein des CoGes, on a relevé que ce sont les membres qui disposent d’un niveau d’éducation élevé, donc d’une maitrise acceptable de la langue française, qui sont les plus sollicités et finissent par jouer tous les rôles, comme ce membre d’un CoGes :

« Je suis commissaire aux comptes dans le bureau. Mais comme je suis le seul à savoir lire et écrire, je suis obligé de faire tout le travail desautres. Lorsqu’il y’a quelque chose à faire, c’est à moi que l’infirmier fait appel. Par exemple chaque deux jours, le trésorier vient me voir pour l’aider à mettre à jour les différents supports de gestion. Quand le président doit aller en banque, il faut que je l’accompagne car il est illettré. C’est tout cela qui fait que lors des réunions, quand je dis quelque chose, les autres membres ne contestent pas. Comme ils me font confiance, ils soutiennent toujours ce que je dis » (CoGes12).

Les membres qui n’ont pas une bonne pratique de cette langue, développent très souvent un sentiment d’infériorité vis-à-vis, des autres membres qui se traduit dans des attitudes de passivité et mutisme. Ils entérinent par leur silence les avis et les opinions de ceux qui s’expriment. Leur participation aux réunions se limite à leur présence physique, très peu d’entre eux acceptent de prendre la parole. L’absence de cette compétence linguistique chez les acteurs communautaires les place dans une situation de dépendance et surtout de manque de confiance en soi qui limite leur implication comme souhaité. C’est d’ailleurs une des raisons qui fait que beaucoup ne prennent pas au sérieux leur rôle dans la gestion du système de santé comme le précise le président d’un CoGes :

« Quand les gens nous critiquent en disant qu’on ne peut rien changer au niveau du CSPS, je trouve qu’ils ont raison. Parmi nous les membres du CoGes, personne ne sait lire alors que tout ce que le CoGes doit faire, il faut comprendre le français. Donc c’est difficile. On est obligé de tout confier à l’infirmier et de suivre ce qu’il dit faire. Souvent, même si ce n’est pas bon, comme on n’est pas capable de savoir, on ne peut rien faire. Toutes les dépenses que le CoGes fait, c’est lui qui décide et nous on ne peut pas contredire parce qu’on ne sait si ce qu’il dit est vrai ou faux. S’il y’avait parmi nous quelqu’un qui avait fait l’école, il pouvait vérifier des choses. Mais ce n’est pas le cas. Notre vrai problème, c’est le français »(CoGes21).

Lors des réunions du conseil santé de district, en dépit du fait que les contenus des différentes présentations aient fait l’objet d’une traduction en langue nationale, on a observé une faible prise de parole des acteurs communautaires. Un membre de l’ECD a donné l’explication suivante :

« Je pense que ce n’est pas parce que les présidents CoGes n’ont rien à dire mais, le problème, c’est parce qu’ils ne comprennent pas le français. Si vous avez remarqué, ceux qui peuvent s’exprimer en français n’hésitent à prendre la parole »(Ecd3).

On relève que la compétence linguistique facilite l’intégration de l’acteur dans le groupe et lui permet aussi de tisser des relations, voire à former des coalitions. L’absence de cette capacité chez les représentants de la communauté contribue à les isoler au sein de l’organisation.

C’est le cas notamment lors de la tenue des différentes réunions, où la disposition des acteurs dans la salle de réunion reflète du même coup leur capacité d’action, leur niveau d’influence. En effet, il est courant de constater lors des rencontres que le lieu d’installation des individus n’est pas neutre. Généralement les premières places sont réservées aux personnes les plus importantes, c’est-à-dire celles qui, de par leur titre, leur position sociale, bénéficient d’une certaine audience auprès des autres acteurs. Cette pratique tend à être érigée en normes à tel point lors d’une quelconque assemblée les individus ont tendance à évaluer leur pouvoir dans le milieu et s’installer en conséquence. C’est ce qu’on a observé lors des différentes réunions au niveau du district avec le groupe des membres du CoGes, qui se considèrent tacitement comme démunis, de toute capacité d’influence dans cet espace d’interaction. Pour justifier ces comportements, ils invoquent toujours le fait qu’ils n’ont pas assez connaissances sur la gestion des questions de santé qu’ils considèrent comme un domaine réservé à des initiés, à des techniciens. Ils se confinent dans des positions d’accompagnant, d’acteurs de second rang plutôt que comme des individus jouissant d’une liberté de parole et de prise de position. Ils jugent la base des forces d’influence des acteurs au sein de cette organisation à l’aune du niveau de possession des savoirs scientifiques et techniques. Ils perçoivent la gestion des questions de santé comme une affaire d’experts et ce faisant, ils ne se sentent pas qualifiés pour y participer. Beaucoup parmi, trouvent que le fait de les associer aux réunions est un privilège ce sens qu’ils sont conscients et convaincus qu’ils ne peuvent pas apporter des idées pertinentes mieux que celles détenues par les autres acteurs estimés plus compétents et plus aptes. La non- possession de la compétence linguistique idoine empêche l’accès aux savoirs technico-scientifiques qui réduit du même coup l’aptitude de certains acteurs à faire prévaloir leurs avis et opinions dans les échanges (Ghadi et Caniard 2009; Legrand 2014).  Pouvoir influencer les autres, suppose aussi qu’on est conscient de la qualité des ressources en notre possession et qu’on dispose de moyens suffisants pour les mobiliser dans les transactions sociales. Dans les interactions entre les acteurs du district, la compétence linguistique semble constituer un atout dans le positionnement à l’intérieur de l’espace décisionnel. Plus on est apte à manier la langue officielle d’échanges, mieux on accède à des informations qui accroissent les possibilités d’influence sur les autres. C’est l’un des éléments qui fondent le pouvoir et la suprématie des agents de santé sur leurs partenaires issus de la communauté.

En effet, dans un contexte général de faible niveau scolarisation comme ce qui se donne de constater dans les zones rurales du pays, les individus ne font pas très souvent une différence entre la maitrise de la langue française et la possession de savoir dans un domaine spécifique. On a tendance à confondre la compétence linguistique avec la possession de certaines aptitudes. Ce qui fait que les personnes qui disposent d’un niveau acceptable de maniement de la langue sont souvent socialement considérées comme détentrices de certains savoirs modernes. C’est notamment le cas des personnes qui savent lire et écrire dans les villages. Ils bénéficient relativement de la confiance de la population même si ce n’est pas le seul élément qui facilite l’établissement de la confiance entre les individus. Dans les situations d’échanges autre que traditionnel et surtout mettant en contact le groupe avec l’extérieur, les personnes lettrées sont souvent recherchées pour jouer les premiers rôles avec la conviction qu’elles sont plus aptes à représenter le groupe. Le dynamisme linguistique des acteurs à valeur de savoir, donc de pouvoir. En effet, le savoir que ce soit de façon empirique ou scientifique a été reconnu par plusieurs auteurs comme un élément important du pouvoir Que ce soit des savoirs modernes ou traditionnels, ils constituent des moyens d’influence sur les autres membres du groupe. Et l’accès au savoir est toujours tributaire de la maitrise de la langue à travers l’usage de laquelle la compétence s’acquiert et se diffuse.

La compétence linguistique participe également au fondement de la légitimité des acteurs. En effet, comme le soulignait(Resnick et al. 2010), la légitimité est indispensable à l’exercice du pouvoir, c’est une volonté des autres d’accepter l’influence(Johnson, Dowd, et Ridgeway 2006; Suddaby, Bitektine, et Haack 2017). L’existence des seules ressources ne suffit pas, encore faut-il qu’elles soient mobilisables, c’est-à-dire reconnues par les autres et idoine au contexte. On a observé que dans certains cas que les présidents de CoGes qui ont un niveau d’instruction reconnu par les populations comme acceptable pour diriger cette organisation communautaire arrivaient à amener les populations à adhérer aux activités du CSPS. Les communautés reconnaissent en eux des qualités qui les incitent à les accompagner dans leurs missions comme le déclare cet enquêté :

« C’est lorsque le bureau actuel a été mis en place que les populations ont commencé à s’impliquer dans les activités du CoGes. Il faut dire que les gens n’avaient pas du tout confiance à ceux, qui étaient là pour deux raisons. Parmi, eux personne n’a fréquenté. Moi, je me débrouille en français, mieux que beaucoup d’entre eux. Donc, les populations se demandent comment des gens qui n’ont pas fait l’école peuvent gérer le CSPS. La deuxième chose est que parmi les membres de l’ancien bureau, il y’a au moins trois qui n’ont pas une bonne réputation dans le village » (Enq23, 39ans).

Parmi les qualités socialement reconnues pour diriger les CoGes, la maitrise de la langue française occupe une place importante. Les gens estiment que sans cette compétence, il va être difficile pour les personnes occupant cette fonction d’accomplir les tâches qui leur sont confiées. Lors d’un focus group, répondant à la question de savoir, quelles sont les qualités que doit avoir un membre du CoGes, les participantes ont insisté,  à l’unanimité sur le niveau d’instruction qui semble être à leurs yeux le moyen nécessaire à l’exercice de la fonction. L’accession à certaines fonctions commande de disposer de certaines qualités à même de faciliter l’établissement de relation avec les autres. Être membre de CoGes et avoir fréquenté l’école moderne constitue un atout pour les individus dans les interactions au sein du système de santé.

Conclusion

On note que la faible maitrise de la langue française dans les interactions au niveau de la gestion des formations sanitaires n’est pas à l’avantage des représentants de la communauté. Cette situation limite leur réelle implication dans la gestion telle que recommandée. Des efforts doivent être consentis afin de donner les moyens aux communautés de s’impliquer efficacement dans la gouvernance des services de santé.    

 

Issa SOMBIE, PhD, INSS/CNRST-Burkina Faso

Email : sombiss@gmail.com

Tel : +226 70 18 03 80                                                                                                          

Bibliographie

Issa Sombié (2023) « Power Resources in Health District Governance in Burkina Faso» In African Journal of Social Sciences and Humanities Research, Volume 6, Issue 2, pp 31-43, ISSN: 2689-5129.

Bonnet, Doris. 1990. « Anthropologie et santé publique : une approche du paludisme au Burkina Faso ».

Caperon, Lizzie, Fiona Saville, et Sara Ahern. 2022. « Developing a socio-ecological model for community engagement in a health programme in an underserved urban area ». PloS one 17(9):e0275092.

De Allegri, M., V. Ridde, V. R. Louis, M. Sarker, J. Tiendrebeogo, M. Ye, O. Muller, et A. Jahn. 2011. « Determinants of utilisation of maternal care services after the reduction of user fees: a case study from rural Burkina Faso ». Health Policy 99(3):210‑18. doi: 10.1016/j.healthpol.2010.10.010.

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Nitièma, Abdoulaye P., Valéry Ridde, et Jacques Girard. 2003. « L’efficacité des politiques publiques de santé dans un pays de l’Afrique de l’Ouest: le cas du Burkina Faso ». International Political Science Review/Revue internationale de science politique 237‑56.

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