SANOU Maïmouna
Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST)/Institut des Sciences des Sociétés (INSS), Burkina Faso
Email : smmarieh@yahoo.fr
Ce document de vulgarisation est tiré de l’article scientifique intitulé : « La peur de vieillir, entre représentations sociales et pratiques envers les personnes âgées en incapacités fonctionnelles graves à Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso », publié dans la revue Kurukan Fuga, 2025, 488–502. https://doi.org/10.62197/SDPZ9113, ISSN : 1987-1465. À partir d'une enquête qualitative réalisée à Bobo-Dioulasso, l'étude révèle une transformation des attitudes face au vieillissement dans la société burkinabè. Alors que la longévité était traditionnellement perçue comme une bénédiction associée à la sagesse, elle suscite aujourd'hui une angoisse croissante, notamment lorsqu'elle s'accompagne d’une perte totale d’autonomie. L'analyse met en lumière une peur partagée : celle de devenir un fardeau familial et de finir abandonné. Cette crainte génère des stratégies d'évitement des soins médicaux, qui aggravent la situation des personnes âgées.
Introduction
La dépendance des personnes âgées désigne l'état dans lequel se trouvent les individus de 60 ans et plus qui présentent des incapacités fonctionnelles graves les empêchant d'accomplir seuls les activités essentielles de la vie quotidienne. Cette condition se manifeste par des limitations importantes, qu'elles soient partielles ou totales, dans des domaines fondamentaux : mobilité, communication, hygiène personnelle et tâches domestiques. Lorsque la personne dépend entièrement d'autre personnes pour réaliser ces activités courantes, on parle d'incapacités fonctionnelles graves (Berthé, 2013). Au Burkina Faso, l’ampleur de cette problématique est préoccupante. Les données de 2011 révèlent qu’environ un tiers de la population âgée de 60 ans et plus (32%) vit avec des incapacités modérées à graves, touchant principalement les activités domestiques (86%), les capacités de communication (37%) et la mobilité (10%) (Berthé et al., 2012). Cette situation s'inscrit dans un contexte démographique en pleine transformation. La population des personnes âgées a presque doublé en vingt-trois ans, passant de 584 000 en 1996 à plus de 1 030 000 en 2019 (Institut National de la Statistique et de la Démographie, 2020), conséquence directe de l'allongement de l'espérance de vie de 56,7 à 61,9 ans sur la même période. Cette évolution démographique met en évidence les insuffisances structurelles du système de santé burkinabè. Le pays manque de structures spécialisées en gériatrie et de professionnels formés à l'accompagnement des personnes âgées dépendantes. Les établissements de soins existants ne disposent ni des équipements ni de l'expertise nécessaires pour répondre aux besoins spécifiques de cette population vulnérable.
Dans le contexte burkinabè, la prise en charge repose quasi exclusivement sur les familles, conformément aux valeurs traditionnelles de solidarité intergénérationnelle. Cependant, lorsque cette assistance s'étend sur de longues périodes, elle engendre une pression considérable sur les ressources familiales - matérielles, financières et psychologiques. Cette surcharge peut conduire à des situations critiques : isolement social, négligence des soins, et dans les cas extrêmes, rejet de la personne âgée dépendante (Sanou, 2023, 2025). Ces réalités questionnent fondamentalement le pacte intergénérationnel burkinabè et soulèvent des enjeux de justice sociale majeurs. Comment assurer à chaque personne âgée une prise en charge digne et adaptée ? Quelle répartition des responsabilités établir entre familles, État et collectivités pour préserver à la fois l'efficacité des soins et les valeurs de solidarité communautaire ? Au-delà des aspects purement sanitaires, cette problématique révèle une transformation profonde des représentations sociales du vieillissement. La dépendance génère une appréhension croissante face au processus de vieillissement, alimentée par l'inadéquation entre les besoins réels des personnes âgées et les réponses sociales disponibles. Cette étude vise à analyser les représentations sociales de la dépendance totale chez les personnes âgées et à identifier les mécanismes d'entraide ou de désaffiliation qui en résultent. L'objectif est de comprendre comment la société burkinabè peut développer un modèle de prise en charge innovant, conjuguant efficacement traditions familiales et dispositifs institutionnels appropriés aux défis contemporains du vieillissement.
1. Méthode
Cette étude s’appuie sur une approche qualitative qui s’inscrit dans la continuité d’une étude mixte plus vaste initiée en 2013 pour évaluer le statut fonctionnel de 351 personnes âgées à Bobo-Dioulasso. La présente étude a été réalisée de janvier à juin 2021. Des entretiens individuels ont été réalisés auprès de 112 personnes, réparties comme suit : 20 personnes âgées en situation d’incapacité fonctionnelle, 45 de leurs proches désignés comme principaux intervenants au quotidien pour répondre à leurs besoins, et 12 personnes-ressources (leaders religieux, soignants et responsables associatifs). Par ailleurs, trois entretiens de groupes ont été réalisés auprès de trois groupes distincts : un groupe de retraités, un groupe d’adultes et un groupe de jeunes. Les entretiens ont été enregistrés, transcrits intégralement et analyser à l’aide du logiciel QDA Miner. La participation à l’étude a été libre et volontaire.
2. Résultats
2.1. Perdre son autonomie : une peur partagée par les personnes âgées et leurs proches
Au Burkina Faso, vieillir a toujours été considéré comme une bénédiction. Atteindre un âge avancé est vu comme une « chance », une « grâce divine », signe de sagesse qui suggère respect et considération (Sanou, 2014, 2017, 2025). Mais cette vision positive change du tout au tout quand la vieillesse rime avec perte d'autonomie.
En réalité, nos recherches révèlent un sentiment très partagé : la peur de vieillir en étant complètement dépendant des autres. Un jeune participant à nos groupes de discussion résume bien ce dilemme : « Le fait de vivre longtemps est bien, c’est même une chance. Mais on ne doit pas vieillir longtemps au point d’être totalement dépendant pour devenir une charge pour sa famille ».
Qu'est-ce qui effraie le plus les personnes âgées ? Trois craintes principales ressortent de nos entretiens : devenir un poids pour leur famille perdre toute utilité dans la société et se retrouver abandonnés par leurs enfants. Dans une société burkinabè en pleine transformation, plusieurs aînés ont le sentiment que les familles s'investissent de moins en moins dans le soin aux personnes âgées. Ils redoutent aussi de finir leur vie dans l’indignité et de laisser une mauvaise image d'eux-mêmes. Les témoignages que nous avons recueillis sont assez évocateurs. Cette veuve de 71 ans confie : « Une aussi longue vieillesse n’est pas bien parce que les enfants ne veulent plus s’occuper des vieux. Si tu vieillis de cette façon, tu risques de mourir de faim parce que tes enfants vont t’oublier au fond de ta maison pour vivre leur vie, tes voisins ne vont même plus venir te voir. Je veux avoir une longue vie, mais au point où les gens vont finir par être fatigués de moi, si je meurs avant c’est mieux ». Un homme marié de 69 ans va plus loin : « Vieillir au point de devenir comme un bébé n’est pas bien. Il ne faut pas avoir plus de 80 ans de nos jours sinon tu risques de voir le ‘’dounougna maloya[1]’’, qui va s’occuper de toi ? Moi je suis déjà dans une situation où les enfants ne s’occupent pas de moi alors que j’ai encore toutes mes capacités, je ne veux pas vivre encore plus longtemps pour supporter ça ».
Les proches ne sont pas épargnés par cette angoisse. S’occuper d’un parent totalement dépendant représente un défi énorme : des contraintes matérielles, financières et émotionnelles qui génèrent un épuisement et un sentiment de « perte de sens » de la vie. Par ailleurs, voir les capacités mentales d’un parent se détériorer est également très difficile à accepter. Pour les familles, une longévité accompagnée d’une dépendance extrême perd toute sa valeur. Il y a aussi des aspects très intimes qui posent problème. L’idée de devoir intervenir pour assurer l’hygiène intime d’un parent est source de malaise et angoisse. Cette belle-fille de 33 ans raconte son expérience : « Moi je lavais ma belle-mère, mais c’était une situation qu’elle n’aimait pas parce qu’elle était très pudique. Elle était très gênée quand je la lavais malgré le fait qu’elle n’avait pas la capacité de le faire toute seule. Elle n’acceptait même pas que je la lave dans sa chambre, il fallait l’amener dans les toilettes. Moi je ne veux pas vieillir jusqu’à ce point, je ne veux pas que quelqu’un me lave ».
Ainsi, notre étude montre que l’ensemble des personnes interrogées établissent une corrélation directe entre la valeur d’une longue vie et la préservation de la capacité à rester autonome. Tant qu’on garde ses facultés physiques et mentales, vieillir reste quelque chose de positif et socialement accepté. Mais dès que la dépendance s’installe, la donne change radicalement. Une longue espérance de vie devient alors une source de souffrance pour la personne âgée et une inquiétude pour toute la famille.
2.2. L’inadéquation du système de santé face aux besoins des personnes âgées
Le système de santé de Bobo-Dioulasso n’est pas adapté aux besoins spécifiques des personnes âgées. Cette inadéquation pose de sérieux problèmes d’accès aux soins et compromet la qualité de la prise en charge médicale de cette population particulièrement vulnérable.
Les personnes âgées qui sollicitent les services de santé publics se heurtent à plusieurs difficultés majeures. Les délais d'attente sont particulièrement longs et le manque de médecins spécialisés dans les pathologies du grand âge constitue un autre frein important. La plupart des centres de santé ne disposent pas de gériatres, ces médecins formés spécifiquement pour traiter les maladies liées au vieillissement. Les équipements médicaux adaptés aux besoins des seniors font également défaut. Cette combinaison de facteurs transforme chaque visite médicale en véritable parcours du combattant. Par exemple, pour une personne de 75 ans qui se déplace difficilement et souffre de plusieurs pathologies chroniques, obtenir des soins appropriés relève de l'exploit.
Face à ces obstacles, les personnes âgées développent leurs propres solutions, qui ne sont pas toujours les plus appropriées. Beaucoup choisissent de se soigner elles-mêmes en achetant des médicaments sans prescription médicale. D'autres se tournent vers les praticiens traditionnels, plus accessibles géographiquement et financièrement. Ces recours alternatifs, bien que compréhensibles, présentent des risques. L'automédication peut conduire à des interactions dangereuses entre médicaments ou à un mauvais dosage. Quant à la médecine traditionnelle, si elle possède ses propres vertus, elle n'est pas toujours adaptée au traitement des pathologies complexes du grand âge comme l'hypertension, le diabète ou les problèmes cardiaques.
L'analyse de ces comportements révèle une réalité importante. Dans la plupart des cas, les personnes âgées choisissent ces alternatives par nécessité. Les contraintes financières jouent un rôle déterminant. Beaucoup de seniors disposent de revenus très limités et ne peuvent assumer les frais de consultation, d'examens et de médicaments prescrits dans le système de santé moderne. À ces difficultés économiques s'ajoute une perception négative des institutions sanitaires. Les personnes âgées développent souvent une méfiance envers un système qu'elles perçoivent comme peu adapté à leurs besoins, trop complexe et parfois peu respectueux de leur dignité.
Cette inadéquation entre l'offre de soins et les besoins gériatriques soulève des questions importantes pour l'avenir. Dans un contexte où la population burkinabè vieillit progressivement, l'amélioration de la prise en charge médicale des personnes âgées représente un défi sanitaire et social majeur qui nécessite des réponses adaptées et coordonnées.
2.3. Les répercussions sur la vie quotidienne
L'analyse révèle une fracture profonde entre les valeurs traditionnelles et les comportements contemporains. Alors que l'héritage culturel burkinabè place historiquement la figure de l'aîné au centre du respect social, la réalité quotidienne manifeste des attitudes beaucoup plus nuancées. La perspective de la dépendance génère des réactions ambivalentes qui oscillent entre reconnaissance formelle et désinvestissement progressif. Cette ambiguïté remet en question les fondements mêmes de la cohésion intergénérationnelle. Elle révèle comment les contraintes économiques, sociales et émotionnelles contemporaines redéfinissent les pratiques traditionnelles de solidarité familiale, créant un fossé entre les discours sur l'entraide communautaire et les pratiques effectives.
Les perceptions négatives associées à la perte d'autonomie ont des répercussions importantes sur l'ensemble des acteurs concernés. Les personnes âgées développent fréquemment des stratégies d'évitement médical, alimentées par l'appréhension des coûts financiers et du regard social. Cette situation génère des cycles d'isolement qui aggravent progressivement leur état de santé et leur bien-être psychologique. Les familles se trouvent quant à elles confrontées à des contraintes multiples. La prise en charge prolongée d'un membre dépendant mobilise des ressources considérables sur les plans affectif, financier et temporel. Ces contraintes peuvent progressivement éroder la qualité des relations intergénérationnelles et fragiliser l'équilibre familial.
L'absence de dispositifs institutionnels adaptés amplifie ces difficultés en contraignant les familles à des choix par défaut. Face à l'insuffisance des structures de soutien publiques, nombreuses sont celles qui se rabattent sur des solutions traditionnelles ou optent pour un non-recours aux soins, compromettant ainsi la qualité de la prise en charge médicale. Cette situation crée des dynamiques d'exclusion progressive où la crainte de constituer un fardeau conduit les personnes âgées à limiter volontairement leurs interactions sociales et leur recours aux services de santé. Ces comportements d'auto-restriction renforcent paradoxalement les représentations négatives qui les ont initialement motivés.
Les témoignages recueillis attestent que l'aspiration à la longévité demeure conditionnée par le maintien de l'autonomie fonctionnelle. Cette conception restrictive du vieillissement acceptable souligne l'urgence d'une transformation structurelle des approches sociétales du grand âge.
Les observations conduisent à identifier un enjeu central pour les politiques publiques et les initiatives communautaires : développer des mécanismes qui garantissent aux aînés un accès effectif à des soins de qualité tout en transformant les représentations sociales du vieillissement. Cette double exigence vise à faire de la vieillesse une étape de vie reconnue et accompagnée, plutôt qu'une période redoutée et stigmatisée.
2.4. Pour des stratégies de prise en charge intégrée
L'amélioration de la situation des personnes âgées au Burkina Faso nécessite une approche multidimensionnelle articulant transformations structurelles et évolutions culturelles. Cette démarche implique des interventions coordonnées sur plusieurs axes complémentaires.
- Modernisation des infrastructures sanitaires spécialisées
Le renforcement du système de santé constitue un préalable indispensable à l'amélioration de la prise en charge gériatrique. Cette modernisation passe par le développement de compétences professionnelles spécialisées et la mise en place de protocoles de suivi personnalisés adaptés aux pathologies du grand âge. L'ouverture prochaine des centres de gériatrie de Ouagadougou et Bobo-Dioulasso représente une avancée significative dans cette direction, susceptible de combler les lacunes actuelles en matière de soins spécialisés dans les principales agglomérations du pays.
- Redéfinition des mécanismes de solidarité communautaire
L'évolution des structures familiales traditionnelles impose une réinvention des formes d’entraide entre générations. Cette transformation requiert l'élaboration de programmes d'accompagnement psychosocial qui permettent de maintenir les liens communautaires tout en répondant aux contraintes contemporaines. Ces dispositifs visent à prévenir l'isolement social des aînés en leur offrant des espaces d'interaction et de reconnaissance au sein de leur environnement quotidien.
- Transformation des représentations sociales du vieillissement
La modification des attitudes envers les personnes âgées nécessite des interventions de sensibilisation ciblées qui valorisent leur contribution sociale et culturelle. Ces actions de communication doivent promouvoir une vision renouvelée du vieillissement qui reconnaît la diversité des parcours individuels et la richesse des expériences accumulées. L'objectif consiste à dépasser les représentations réductrices pour développer une approche inclusive du grand âge.
- Initiatives de dialogue intergénérationnel
La création d'espaces de rencontre organisés entre générations constitue un exemple concret pour faire évoluer les mentalités. Ces lieux d'échange permettent de combiner les connaissances traditionnelles et les attentes actuelles, tout en familiarisant les plus jeunes avec les réalités du vieillissement. Cette démarche participative facilite l'élaboration de réponses communes et consolide les liens sociaux face aux défis du grand âge.
Conclusion
L'étude met en lumière la profonde ambivalence qui caractérise le vieillissement au Burkina Faso : traditionnellement associé à la sagesse et au respect, il suscite aujourd'hui une angoisse croissante face à la perspective de la dépendance. Pour les personnes âgées comme pour leurs proches, perdre son autonomie rime avec perte de dignité, peur d'être un fardeau et le sentiment d'abandon, faisant parfois de la longévité un défi social et affectif majeur. Face à ces enjeux, il devient urgent de repenser l'accompagnement des aînés selon une approche intégrée combinant le renforcement des structures de soins gériatriques et le développement de réseaux de soutien communautaire adaptés aux réalités contemporaines. Parallèlement, la transformation des représentations négatives de la dépendance s'impose comme une priorité, notamment à travers des campagnes de sensibilisation ciblées et la création d'espaces d'échange intergénérationnels. L'objectif est ambitieux mais essentiel, faire de la vieillesse un temps de transmission, de solidarité et de respect mutuel, où l'expérience des aînés enrichit l'ensemble de la communauté. Cette transformation bénéficierait non seulement aux personnes âgées elles-mêmes, mais renforcerait la cohésion sociale et préserverait les valeurs d'entraide qui fondent l'identité culturelle burkinabè.
Bibliographiques
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[1] Il s'agit d'une expression en langue dioula, composée des mots dounougna (le monde) et maloya (la honte), que l'on peut traduire littéralement par « la honte du monde ». Elle est utilisée pour qualifier une mauvaise fin ou une fin de vie perçue comme indigne, marquée par la souffrance, l'abandon et/ou le déshonneur.