SAWADOGO Honorine Pegdwendé
Institut des Sciences des Sociétés du Centre National de la Recherche
scientifique et technologique de Ouagadougou — INSS/CNRST
Introduction
Cet article est un document de vulgarisation tiré d’un article scientifique publié en 2025 suite à nos recherches sur la migration des enfants.
La migration de façon générale est un phénomène universel, mais la migration des enfants semble un phénomène spécifique à l’Afrique. En effet, dans de nombreuses sociétés africaines, les migrations dans l’enfance trouvent leurs fondements structurels dans les pratiques anciennes et répandues de circulation des enfants, désignés comme fosterage, “confiage” ou placement, et étudiées de longue date sous l’angle des solidarités communautaires (P. Antoine et A. Guillaume 1984 ; C. Bledsoe 1990 ; E. N. Goody 1982 ; U. C. Isiugo-Abanihe 1985 ; D. Jonckers 1997 ; S. Lallemand 1993). Au fil du temps, ces pratiques ont muté en s’adaptant aux contraintes économiques, sociales et politiques (E. Alber 2004 ; C. Notermans 2008 ; S. Shepler 2011 ; H. Verhoef 2005). Le processus migratoire et la situation de ces enfants et adolescents en milieu urbain suscitent encore des questions et des débats. La présence de certains enfants et adolescents dans l’espace public est fréquemment relevée par les médias, qui mettent en exergue des situations d’exploitation : mendicité, traite, prostitution, errance, fugue des foyers. Soucieuse de mieux comprendre le phénomène, cette étude propose d'examiner les tendances émergentes dans les mobilités infantiles Sud-Sud, en particulier au Burkina Faso, en mettant l’accent sur les migrations infantiles vers les zones urbaines, notamment vers la ville de Bobo-Dioulasso. L’objectif de l’étude est de mettre en exergue les motifs de départ et leur parcours migratoires ainsi que les facteurs de vulnérabilités.
1. Méthodologie
L’étude s’est réalisée dans la ville de Bobo-Dioulasso, du 09 août au 17 septembre 2024. Notre étude a mobilisé une méthode qualitative. D’une part, six (6) entretiens semi-dirigés avec les principaux acteurs de la prise en charge des enfants en difficulté, d’autre part avec vingt-deux (22) enfants migrants vivant dans la ville de Bobo-Dioulasso, dont six (6) filles et seize (16) garçons. À travers ces entrevues, les données sociodémographiques des enfants ainsi que leurs parcours migratoires, les motifs de leur départ et les facteurs de vulnérabilités ont été saisis.
2. Résultats
2.1. Motifs de la migration et trajectoires
Les données de l’étude mettent en exergue plusieurs motifs tels que la maltraitance, la
fréquentation des paires marginaux, les violences sexuelles, la prostitution, la recherche du travail, le mariage précoce et la crise sécuritaire qui justifient la migration des enfants et adolescents. C’est d’ailleurs ce que souligne une des responsables du Centre d’Assistance et de Formation Intégrale (CAFI), selon laquelle les motifs de migration des enfants sont multiples: “Selon le type de cas qui est spécifique à chaque enfant, on peut noter : la pauvreté des parents, la recherche de travail, la situation sécuritaire, la fréquentation des paires marginaux, le confiage, l’école coranique” [travailleur social, 47 ans, femme, 15 ans d’expériences dans le domaine de l’encadrement des enfants/adolescents en situation de vulnérabilité, rencontré le 23 août 2024].
Les données collectées révèlent en effet divers motifs de migration qui ont été regroupés en deux principales catégories. La première catégorie regroupe les motifs qui émanent d’un “choix personnel” qui font de l’enfant/adolescent acteur du projet migratoire. La seconde catégorie renferme les motifs reposant sur une décision de la famille ou de la communauté qui fait de l’enfant/adolescent un agent du projet migratoire.
- Motifs basés sur un “choix personnel” : l’enfant, acteur du projet migratoire
De l’analyse des données, plusieurs enfants/adolescents ont quitté le domicile familial sans prévenir leurs parents ou tuteurs, en raison du mauvais traitement qu’ils subissaient. Il est judicieux de mettre l’expression choix personnel entre guillemets car, pour la plupart des enfants, même-si la décision a été prise par l’enfant, le motif de la migration est basé sur la contrainte. En effet, dans certains cas, la migration a été brusquement provoquée par un événement, forçant l’enfant à quitter le domicile familial. Dans d’autres situations, c’est une succession d’événements difficiles qui a progressivement poussé l’enfant à partir. Une fille de 16 ans explique comment les multiples maltraitances l’ont amenée à quitter sa tutrice pour aller à la recherche de son père :
J’ai perdu ma mère depuis le bas-âge et je n’ai pas connu mon père. Après le décès de ma mère, ma grande mère maternelle m’amena en côte d’ivoire à l’âge de cinq (05) ans. Étant en Côte d’Ivoire précisément dans un village de Bouaké, cette dernière décida de me confier à une dame à Bouaké comme une aide-ménagère. Quelques mois après, ma grande mère est décédée. J’ai travaillé environ deux (02) ans chez la femme et suite aux multiples maltraitances ― violences physiques et verbales, accusations de vol ― je me suis enfuie pour le Burkina Faso à la recherche de mon père biologique. Ma grand-mère m’avait relatée mon histoire en me disant que ma mère est décédée et que mon père résidait au Burkina Faso et précisément à Bobo. C’est pourquoi je suis partie sans prévenir, pour me retrouver à Bobo [CM, fille âgée
de 16 ans, orpheline de mère].
- Motifs basés sur une décision familiale/communautaire : l’enfant, agent du projet migratoire
La famille est souvent à la base de la migration de certains enfants pour cause de travail. Ce qui dénote à quel point la contribution des enfants/adolescents aux charges familiales est normalisée et intériorisée à tel enseigne que certains enfants se sentent inutiles s’ils ne contribuent pas aux charges familiales. De nombreux enfants sont envoyés par leurs proches pour aller chercher du travail sans mesurer les embûches et les entraves auxquelles ils pourraient être exposés. L’expérience de [PS] est illustrative.
Mon père m’a dit d’aller chercher l’argent, qu’à mon âge, je ne peux m’asseoir à la maison sans rien faire. J’ai entendu parler des sites d’or au Mali et il y a des enfants de mon village qui y sont et ils envoient de l’argent à leurs parents. J’ai donc quitté le village pour me rendre sur un site d’or au Mali. Intercepté à Bama, j’ai été conduit au Service Social Communal de Bama. Après mon père a été contacté pour venir me chercher. Je suis ici au Centre d’Accueil d’Urgence depuis trois (03) jours en attendant mon père [PS, garçon, quatorze (14) ans, né à Paspanga village situé dans la commune de Megué, province du Ganzourgou, rencontré au Centre d’Accueil d’Urgence, le 16 septembre 2024].
2.2. Facteurs de vulnérabilité des enfants et adolescent·e·s migrants à Bobo Dioulasso
Les enfants qui migrent seuls constituent une population particulièrement vulnérable. Compte tenu de leur jeune âge, même-si la migration est perçue pour certains comme tremplins pour construire leur avenir, il faut remarquer qu’elle est source de vulnérabilités car elle ajoute des difficultés supplémentaires dans leur processus de développement et de construction identitaire.
Je suis partie pour me chercher et pour retrouver mon père. Je ne sais pas si je vais survivre, si je vais réussir, mais en attendant, je vis. J’ai beaucoup souffert de faim, de rejet. J’ai eu très peur souvent. Mais, j’ai choisi de partir car je pensais que c’était le meilleur choix [CM, fille âgée de 16 ans, orpheline de mère, rencontrée le 14 août 2024].
Selon ce responsable de centre d’éducation
Il faut dire que les enfants rencontrent plusieurs difficultés : les problèmes de santé, les violences physiques, morales et sexuelles, l’hébergement, la perte de vue des parents dont les recherches sont restées infructueuses, la difficulté d’intégration des enfants dans la société pour ceux qui vivent dans la rue [travailleur social, 47 ans, femme, 15 ans d’expériences dans le domaine de l’encadrement des enfants/adolescents en situation de vulnérabilité]
Le parcours migratoire, qu’il ait été préparé ou non, constitue une expérience traumatique de rupture pour l’enfant. Il ne s’agit pas seulement d’une rupture géographique, mais également d’une rupture temporelle, culturelle, relationnelle. Dans leurs récits, il ressort que l’absence de documents civils est un problème commun à tous les enfants migrants durant leur parcours migratoire. Pour les enfants qui fuient le mariage précoce, les risques encourus sont énormes : la déscolarisation, la fugue, le traumatisme, le trajet très fatigant et plein d’embuches, la peur car non accompagné, le long séjour de l’enfant au centre d’accueil d’urgence. Quant aux enfants travailleurs, ils sont exposés à des problèmes d’hébergement dû à la méconnaissance du milieu. Ces enfants sont également victimes d’exploitation économique et doivent faire face à des difficultés alimentaire, sanitaire et des violences morales et physiques : en cas de perte d’argent, l’enfant peut être privé de nourriture et battu. Ce qui alourdirait davantage la charge des traumatismes qu’ils portent.
Discussion
Le présent article a mis en exergue les défis de la promotion et de la protection des droits des enfants dans un contexte d’urbanité insécurisée. Chaque phase du parcours migratoire (avant, pendant et après) comporte des risques d’exposition à des traumatismes de nature différente. Comme souligné par L. Woestelandt et al. (2016), la phase pré-migratoire provoque une rupture des liens familiaux à un âge très jeune, conduisant à une perte des repères d’identification et à un isolement social. Abondant dans le même sens, I. Derluyn et E. Broekaert (2007) ont mis en lumière que la séparation d’avec les parents et le nombre d’événements traumatiques vécus par les enfants migrants influenceraient dans une grande proportion le développement de symptômes psychiatriques. La prise en charge de ces enfants est délicate et complexe (A. Etiemble 2002 ; A. Etiemble et O. Zanna 2013). Une prise en charge holistique et adaptée est nécessaire pour que ces troubles n’évoluent pas vers la chronicisation.
Conclusion
La présente étude a eu le mérite de montrer que les enfants migrants font face à de nombreux obstacles et risques au cours de leur voyage et dans les localités de destination. La plupart du temps, aucun itinéraire n’est certain, puisqu’ils partent sans documents d’identification, non accompagnés de leur famille, sans ressources et sans adresse pour la destination. Ils sont contraints au travail des enfants, exposés à un trafic aggravé, soumis à la traite des êtres humains et exposés au risque de violence et d'exploitation et de surcroît, ils ne reçoivent pas de soins médicaux appropriés. Ces différentes contraintes ont des répercussions physiques et psychologiques à long terme et pourraient empêcher les enfants migrants d’atteindre leur plein potentiel.
Bibliographie
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Cet article de vulgarisation est tiré de l’article scientifique intitulé : Les figures infantiles de la migration à Bobo-Dioulasso : acteurs,
motifs, trajectoires et facteurs de vulnérabilité
Auteur: SAWADOGO Honorine Pegdwendé
Institut des Sciences des Sociétés du Centre National de la Recherche scientifique et technologique de Ouagadougou — INSS/CNRST
Revue AKIRI, Revue Scientifique des Sciences humaines et sociales, Lettres, Langues et Civilisations, E-ISSN 2958-2814, I-ISSN 3006-306X, Vol. 3, No 1, pp.568-585, Janvier 2025
DOI: https://dx.doi.org/10.4314/akiri.v3i1.38